L’homosexualité n’est plus ce qu’elle était !

par Pierre Massicotte

Au début du XIXe siècle, l’homosexualité n’existait pas, dans les mentalités du moins, et le mot homosexuel non plus. Il semble qu’une « amitié passionnée » pouvait bel et bien exister entre hommes, d’ailleurs sans éveiller le moindre soupçon de nature sexuelle. Au début du XXe siècle, l’homosexualité était considérée comme le fait de prendre des caractéristiques du sexe opposé (inversion du genre) et était sanctionnée comme une maladie ou un crime. En ce début du XXIe siècle, l’homosexualité commence à être normalisée dans certains pays, avec, entre autres, la possibilité du mariage. Trois façons bien distinctes de concevoir le phénomène selon les époques et les pays. Mais tous nos contemporains, même dans notre pays, ne sont pas encore arrivés à ce dernier stade d’évolution…

Autrefois et, au Québec, il n’y a pas si longtemps…

Dans les sociétés traditionnelles, généralement axées sur la survie de leurs membres et où l’individualité est laminée par la famille, le clan et la religion, l’homosexualité n’existe pas, c’est-à-dire que l’idée, le concept même d’homosexualité ne se retrouve pas dans la culture, et encore moins l’idée d’une orientation sexuelle ou d’une identité sexuelle. Si le genre d’actes que nous décrivons aujourd’hui par ce vocable existait bel et bien – du moins on peut le supposer –, il ne s’agissait alors que d’un comportement privé, voire d’un péché ou d’un vice, lequel n’avait alors aucune répercussion sur l’identité de l’individu. D’ailleurs, essentiellement préoccupés de subsistance (et cela inclut la reproduction), ces derniers ne s’en souciaient guère. Nombre de pays du tiers-monde en sont encore à ce stade, laissant souvent des traces dans la mentalité de nos immigrants, qui ont quitté plus ou moins récemment ces pays.

L’homosexualité, ou plutôt ce que j’appellerais la pseudo-homosexualité (j’expliquerai plus loin pourquoi je préfère ce dernier terme) fait irruption à l’époque moderne. La séparation de la religion et de l’État, la valeur accordée à la raison et à l’humanisme remettent en question l’hégémonie religieuse. La philosophie des lumières du XVIIIe siècle en Europe devient presque une religion naturelle, minimaliste, qui succédera à la religion traditionnelle « révélée » comme régulateur social, assurant la bonne marche et la reproduction de la société, à l’aide de diverses institutions laïques : mariage, famille, école, armée, etc. L’individu gagne en importance, mais reste soumis aux injonctions sociales, aux grandes institutions, à la raison. La science et le progrès deviennent des valeurs sociales dominantes, au détriment de la tradition, jugée dépassée, voire obscurantiste. Cela donnera lieu éventuellement à toutes sortes de dérives, en autres à un darwinisme mal compris, véritable délire idéologique, obsédé par les finalités, qui en vient à soutenir que toutes les formes de sexualité non procréatives – et pas seulement l’homosexualité – constituent des maladies. Pour preuve, l’homosexualité n’existe pas chez les animaux, croyait-on. La sexualité n’avait pour but la seule procréation. (On sait aujourd’hui que le comportement homosexuel existe chez un grand nombre d’animaux, et que les mammifères supérieurs connaissent l’érotisme, la recherche du plaisir sexuel.)

Le concept d’homosexualité est donc inventé de toute pièce vers la fin du XIXe siècle – parallèlement à l’introduction du mot « homosexualité » –, dans un effort pour cataloguer les diverses maladies mentales et physiques – dont on ne comprenait pas toujours la nature, loin de là –, mais dont la classification des comportements constituait, espérait-on, l’étape préliminaire à leur maîtrise, sinon leur éradication. Dans un tel contexte, l’homosexualité reste une tare, une maladie voire un crime, en tout cas certainement quelque chose de négatif. On la conçoit comme l’adoption du comportement de l’autre sexe, dans une sorte de délire mental, portant sur le refus de son propre sexe et la croyance « folle » d’appartenir « réellement » au sexe qu’on n’a pas (il ne s’agit pas de vrai transsexualisme, parce qu’il n’y a pas de sentiment intime, profond, d’appartenir à l’autre sexe, mais plutôt l’imposition d’une idéologie, d’une interprétation d’origine sociale). J’appelle cela pseudo-homosexualité parce qu’au fond les relations homosexuelles sont conceptualisées à partir d’un modèle hétérosexuel : il ne s’agit pas vraiment de relations entre deux hommes, par exemple, parce que l’un deux est « en réalité » une femme, bien que dans un corps d’homme. La complémentarité des sexes est en quelque sorte sauve, in extremis et au prix d’une importante contorsion idéologique. Cette sorte d’homosexualité renferme en fait sa propre négation implicite; tout le contraire d’une véritable homosexualité, qui consisterait pour deux hommes à avoir des relations en tant qu’hommes, avec leur masculinité intégrale, non compromise. La société moderne refuse cela : l’homosexualité n’existe pas comme entité de plein droit, elle représente plutôt une identité négative, honteuse, un exemple dont on admet l’existence certes, mais à ne pas suivre – et une menace pour tous ceux qui voulaient s’écarter du conformisme ambiant. On assiste alors à l’âge d’or de la « grande folle » stéréotypée, que je considère comme le type même de la pseudo-homosexualité.

Si l’époque moderne fait la promotion d’un certain individualisme, celui-ci reste circonscrit dans le cadre de la famille, des injonctions sociales, des institutions et ultimement de la raison. La communauté a toujours la priorité sur l’individu, mais sans l’écraser autant que dans la société traditionnelle. Un exemple révélateur de ce genre de mentalité : aux dires même de Jeannette Bertrand, sa mère de n’était pas faite pour avoir des enfants; mais seulement deux options se présentaient à elle, se marier ou entrer en religion. Elle s’est donc mariée et a dû avoir des enfants. La communauté exerce donc le pouvoir sur les individus, mais l’inverse n’est pas vrai : les gens ne peuvent infléchir les valeurs sociales dominantes.

Mais comment comprendre que la société réussisse à faire accepter à ceux qui sont attirés par des représentants de leur propre sexe une identité pseudo-homosexuelle, laquelle implique la négation de leur sexe biologique pour se considérer, en dépit des évidences biologiques indiscutables, comme des représentants de l’autre sexe – autrement dit pour un homme homosexuel comme une femme et, inversement, pour une lesbienne comme un garçon (« manqué ») ? C’est toute la problématique de l’inversion de genre. Voyons comment Roger Lapointe, un spécialiste des sciences sociales, se représente l’acquisition de l’identité individuelle :

« Chaque groupe propage à travers ses membres un modèle unique de comportement grâce auquel les individus ont, pour ainsi dire, un air de famille et se distinguent des autres groupes… La société accorde tellement d’importance à l’homogénéisation de ses membres qu’elle cherche activement à la produire. Les adultes soumettent la nouvelle génération à diverses formes d’apprentissage… L’apprentissage se fait en fonction d’un modèle… C’est au terme de ce processus que l’individu possède une identité, une identité qui est son identité et que pourtant il tient de la société, qui l’assimile aux autres membres de la société dans l’acte même de le constituer… Bref et paradoxalement, l’identité de l’individu humain… se constitue à l’aide d’éléments trans-individuels, empruntés à la culture ambiante. Il y a paradoxe dans la mesure où l’identité de l’individu devrait le singulariser, alors qu’ici au contraire elle l’assimile à tous ceux qui passent par le même moule. Il n’y a pas de contradiction plate cependant et la vérité sous-jacente au paradoxe consiste en ce que les individus ainsi normalisés par la culture disposent dès lors de nouveaux moyens pour construire leur singularité… L’assimilation de la culture ambiante par l’individu lui procure une identité qu’il partage avec autrui, qui pour autant ne le singularise pas, qui bien plutôt le socialiste. Ce n’est que dans un second temps, qu’ainsi formé et instruit, l’individu trouva moyen de se singulariser… l’individu est redevable à la société au coeur même de ses expériences les plus intimes… »¹

L’individu se construit donc à partir des matériaux culturels disponibles, et, au terme de ce processus, il obtient un certain supplément de liberté. Or, à l’époque moderne, l’homosexualité véritable n’existe pas dans la culture, seulement l’inversion de genre. Ceux qui reconnaissent leur attrait homosexuel se voient donc obligés d’adopter l’inversion de genre. À cet égard, j’ai déjà lu un témoignage d’un gai de la période de la deuxième guerre mondiale qui tenait à conserver ses manières masculines et qui s’est fait dire par ses copains homo qu’il devait absolument se conduire en homosexuel – autrement dit en « folle ». D’autres homosexuels lui enjoignaient d’apprendre le « rôle » de l’homosexuel! Pour eux, il n’existait aucune autre façon d’exprimer leur attrait pour d’autres hommes.

C’est ce qui peut expliquer pourquoi, cette homosexualité (en fait, pseudo-homosexualité) reste embourbée dans sa propre négation. La société socialise ses membres et les constitue donc, à travers, entre autres, des impératifs de genre (comportements typiquement masculins et féminins). Ainsi, il est « naturel » (entendre obligatoire) d’être attiré par une femme quand on est un homme et vice versa. Lorsque ce n’est pas le cas, l’homme est considéré comme « féminin » et la femme « virile ». Selon cette conception « hétéronormée », dans tout couple d’hommes, l’un « est » toujours féminin. C’est le couple folle-macho, l’idéal d’avant la libération gaie des années 1970. Cet idéal n’était que soumission aux normes culturelles modernes.

D’ailleurs, un éminent chercheur² qui a longtemps étudié la question de l’identité sexuelle n’en est-il pas arrivé à suggérer de définir l’orientation sexuelle non plus à partir du sexe biologique mais de l’identité de genre? D’après cette définition, le couple « folle-macho » serait donc d’orientation… hétérosexuelle !

Rétrospectivement, on pourrait dire que cette homosexualité vécue comme une inversion de l’identité de genre ne représente qu’une ébauche de la recherche (inconsciente? héroïque?) d’une issue vers une homosexualité véritable, pleinement assumée en tant que telle et donc sans nécessaire inversion de genre, qui se manifeste dans ce qu’on a commencé à appeler l’époque post-moderne.

Après les mouvements de libération des années 1970…

Visionnaire et très, très avant-gardiste de ce point de vue, le célèbre philosophe Nietzsche (1844-1900) estimait quant à lui que le modernisme, avec ses impératifs de raison et ses prétentions de vérité, les triomphes de la science et ses promesses d’émancipation (de libération), donnait lieu à des illusions jugulant la vie et le réel. Le monde idéal, appelé par la modernité, ne serait qu’un mensonge, générateur de nouveaux absolus, de nouvelles idoles (p. ex. démocratie, république, droits de l’homme, socialisme, anarchisme, féminisme, etc.) qui perpétuent l’oppression. La religion étant déjà largement disparue du paysage social occidental (sauf peut-être au Québec, qui se concevait encore à cette époque comme une société traditionnelle et agraire, en dépit d’une industrialisation qui datait de la fin du XIXe siècle), la raison a ensuite rencontré ses limites avec Auschwitz, l’imposture du communisme a été démasquée, la famille a éclaté, etc. Toute autorité est finalement devenue suspecte.

Nous voici donc aujourd’hui à l’époque post-moderne, dans le sillage de tous les mouvements de libération. Mais, toutes les institutions ayant été discréditées, comment vivre? À quoi donner de la valeur quand les idoles et les guides n’existent plus? Et surtout, comment chercher à satisfaire le besoin de transcendance, d’absolu? Eh bien, l’époque actuelle mise sur la recherche de l’épanouissement et du bonheur, de l’identité, de la liberté maximale, dans un climat d’individualisme poussé à l’extrême.

En effet, il faut dorénavant chercher en soi, dans les soubassements de sa subjectivité, et où que cette quête d’authenticité effrénée puisse conduire. Pensons seulement aux pères gais. Autrefois, beaucoup d’entre eux auraient tout simplement continué leur ancienne vie sans se poser de questions, en s’investissant dans leur travail, en croyant peut-être que l’amour et la satisfaction émotivo-sexuelle ne sont plus ou moins qu’une illusion socialement entretenue. Maintenant, selon l’idéologie post-moderne, il faut chercher à mettre au jour sa nature profonde, « vraie », sous peine de passer à côté de la vie et du bonheur. Le désir devient le critère décisif de l’identité : « Chacun cherche dans la rencontre de l’autre (parfois en série), la réalisation d’un projet de vie et d’une invention de soi. La sexualité devient affaire de poursuite de son identité dans la relation. »³ D’où la légitimation de l’homosexualité, des transgenres et autres queers de tout acabit. De même que celle du mariage entre conjoints de même sexe.

L’homosexualité a connu depuis la période noire des années 1950 un essor extraordinaire – imprévisible et impensable même pour les gens de cette époque. Mais, il ne faut pas y voir seulement le fruit des revendications gaies; il faut plutôt attribuer, pour une bonne part, la normalisation de l’homosexualité (pas encore terminée, dans nombre de milieux et de pays) à l’avènement de la société post-moderne et aux valeurs d’hyper-individualisme qu’elle porte. L’homosexualité est compatible avec les valeurs dominantes de l’époque actuelle. Décidément, l’homosexualité n’est vraiment plus ce qu’elle était, chaque époque ayant redéfini ce que le mot – et la chose – signifient! Mais la marche a été tellement longue, tortueuse et ardue!

Quelles leçons pratiques tirer de cette longue évolution vers une véritable homosexualité et vers une liberté individuelle croissante? J’en vois deux. Premièrement, au plan individuel, dans la façon d’effectuer son coming-out. Il me semble qu’il vaudrait mieux, lorsqu’on fait cette révélation importante, se placer dans un paradigme post-moderne. C’est-à-dire ne pas présenter la chose comme un aveu honteux, ne pas se constituer en victime de sa propre nature, contre laquelle on ne peut rien – ce qui serait adopter une conception moderne de l’homosexualité! Plutôt axer cette révélation sur le projet de vie, porteur de promesses. Cela correspondrait à une position véritablement post-moderne. Deuxièmement, du point de vue de la communauté, se pourrait-il que notre participation dans le mouvement lgbt soit contreproductive et nous enferme dans une conception teintée de pseudo-homosexualité, sous couvert de lutte pour l’acceptation ? La cohabitation des hommes gais dans cette mouvance ne risque-t-elle pas d’entretenir, aux yeux de la société en général et plus particulièrement des gens moins au fait des réalités homosexuelles, le vieux stéréotype : homosexualité égale inversion de genre, démasculinisation, efféminement? Certes, dans le milieu gai, cette conception n’est vraiment plus courante et elle est même totalement étrangère aux plus jeunes (ceux qui n’ont jamais connu autre chose que le post-modernisme!). Mais dans la société en général, c’est loin d’être le cas. Encore récemment, on m’a rapporté qu’une femme hétéro sophistiquée ayant fait des études universitaires se demandait à voix haute lequel des partenaires d’un couple gai évoluant dans le même milieu « était » la femme dans l’intimité ! Ne serait-ce pas là une racine secrète, inavouée – et inavouable dans un climat de rectitude politique –, des préjugés qui perdurent? Et le mariage entre conjoints de même sexe ne contiendrait-il pas un soubassement de pseudo-homosexualité, qu’il viendrait encore renforcer? N’aurait-il pas mieux valu une institution totalement distincte et exclusive pour sceller un « partenariat de vie commune » et célébrer le caractère unique de nos unions? L’association avec le mouvement lgbt devrait-elle être abandonnée, faute d’issue véritable, pour finalement éradiquer, dans les mentalités et la culture ambiante, jusqu’au dernier relent de pseudo-homosexualité?

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1. Lapointe, Roger. Grammaire générale du sentiment, Ed. L’Harmattan 1997 p. 268-270

2. Stoller, Robert J. La difficile conquête de la masculinité, dans L’identification; l’autre c’est moi. Un ouvrage collectif dans la série Les grandes découvertes de la psychanalyse (Tchou, France 1978).

3. Giddens, Anthony. La transformation de l’intimité. 1992. Le Rouergue/Chambon. Jaquette arrière.



12 commentaires pour L’homosexualité n’est plus ce qu’elle était !

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