La conquête de la masculinité

par Pierre Massicotte

Hommes accoupi site GDMLa masculinité ne serait-elle qu’une affaire génétique ? La culture ambiante, la façon d’élever les garçons par exemple, n’ont-elles pas une influence importante ? Naît-on « homme », masculin, ou le devient-on au terme d’un long apprentissage ? Y a-t-il des étapes prévisibles dans une telle évolution ? C’est précisément ce que pense le psychiatre et psychanalyste américain R. J. Stoller.


Dans son article intitulé « La difficile conquête de la masculinité »[1], Stoller essaie de comprendre la formation de l’une des composantes de l’identité sexuelle, l’identité de genre.

Pour situer le propos de l’auteur, précisons que l’identité de genre constitue la deuxième composante de l’identité sexuelle d’une personne. Cette dernière comporte quatre composantes ou niveaux : tout d’abord, le niveau le plus fondamental, la différentiation biologique; ensuite vient l’identité de genre (gender identity) que nous venons de mentionner et qui se rapporte à l’image de soi d’un individu : il se « sent » homme ou femme; la troisième composante, l’identité de rôle (sex-role identity). Le rôle regroupe les traits de caractère et de comportement que les individus assignent – à tort ou à raison – à l’un et l’autre sexe comme ses caractéristiques essentielles. Le contenu du rôle est multidimensionnel et varie selon les cultures. Il est beaucoup plus adaptable qu’on ne le croit généralement et l’apprentissage y joue pour beaucoup. Enfin, le quatrième niveau de l’identité sexuelle est la préférence ou orientation sexuelle, qui peut se situer à n’importe lequel des états intermédiaires entre les extrêmes de l’homosexualité et l’hétérosexualité exclusives. La préférence sexuelle n’est pas fixée dans l’enfance : des changements significatifs peuvent se produire pendant l’âge adulte.

Il semble bien qu’à chaque fois qu’on passe à un niveau suivant – allant du niveau biologique jusqu’à celui de la préférence sexuelle – les choix individuels soient de moins en moins déterminés et la variabilité, de plus en plus grande. Ainsi, il y a moins d’hermaphrodites (indifférenciation biologique) que de transsexuels (identité de genre croisée), ces derniers étant moins nombreux que les hommes efféminés et les femmes masculinisées, à leur tour moins nombreux que les homosexuels.

Éclaircir ces distinctions entre les diverses composantes de l’identité sexuelle revêt une importance particulière pour les gais : en effet, on a observé que ceux-ci ont la plupart du temps une identité de genre tout a fait en accord avec leur sexe biologique. Autrement dit, la plupart des gais se sentent hommes même si la société (straight) assimile l’homosexualité (niveau 4) au travestisme, à l’efféminement, au transsexualisme (niveau 3 ou 2), qui sont pourtant des phénomènes entièrement différents. Ignorants de toutes ces distinctions, les fantasmes populaires imposent l’idée que tous les homosexuels sont, quelque part, des femmes. Ces conceptions sont traditionnellement véhiculées dans le théâtre et le cinéma straight, avec un grand nombre de représentations stéréotypées du genre La cage aux folles. La société se défend ainsi en mettant en évidence des anti-modèles qui indiquent clairement aux jeunes les rôles et les valeurs qu’ils ne doivent pas adopter, sous peine d’encourir la réprobation dont les « folles » font les frais. Du même coup, la possibilité d’une sexualité saine entre gens du même sexe, sans dévalorisation de soi ni du partenaire se trouve niée totalement.

L’article de Stoller s’intéresse à l’identité de genre, ce sentiment très profond qu’éprouve un individu d’appartenir à l’un ou l’autre sexe. Contrairement au préjugé courant, cette identité n’est pas indissolublement liée au sexe biologique, mais fixée dans l’enfance par l’entremise de la réaction des parents face au sexe perçu de l’enfant. Ce qui signifie que l’idée que les parents se font d’élever un garçon ou une fille est déterminante pour l’identité de genre de l’enfant. C’est ce que révèle l’étude de certains cas (heureusement rares) où des parents se sont trompés sur le sexe de l’enfant (par exemple, à cause d’un trouble apparent mais superficiel de la différentiation sexuelle). On en conclut que le facteur éducatif l’emporte sur le facteur biologique : ainsi, des garçons élevés en fille jusqu’à la puberté ont développé des personnalités profondément féminines et cela « sans troubles de leur identité de genre » (identité de genre féminine, il va sans dire).[2]

LE SEXE DE L’EMBRYON

Contrairement aux idées de Freud concernant la primauté du sexe masculin, les découvertes de l’embryologie moderne indiquent que tout embryon, depuis sa conception et dans les premières semaines de sa vie, est tout d’abord d’aspect plutôt femelle (mais pas complètement tout de même). Au moment opportun, le gène Y du garçon commande la production d’androgène, une hormone masculinisante qui engendre les caractères masculins : proto-pénis, modifications au cerveau et, plus tard, du caractère. Des injections artificielles d’hormones mâles auraient d’ailleurs le même effet sur un embryon génétiquement femelle.

L‘ÉVOLUTION VERS LA MASCULINITÉ

Après sa naissance, le jeune garçon suit une évolution semblable à celle de sa soeur : il vit en symbiose avec sa mère. Il ne conçoit pas sa mère comme une personne distincte de lui et la considère comme une partie intégrante de son être. Il l’utilise à sa guise pour satisfaire ses désirs et ses besoins. Mais rapidement, quelques différences surgissent, en provenance du monde extérieur : comme le rapporte Christiane Olivier dans son livre Les enfants de Jocaste, des études montrent que les garçons jouissent d’une tétée plus longue que celle des filles (en moyenne 45 minutes pour les garçons, et seulement 25 minutes pour les filles) et sont sevrés plus tard. Cela pourrait bien s’expliquer par le climat homophobe de notre culture que la mère a, la plupart du temps, accepté inconsciemment : celle-ci se sent moins confortable, dans ses contacts intimes, avec sa fille qu’avec son fils. Lorsqu’on sait l’importance capitale de la tétée dans le développement psychologique du nourrisson et plus tard de l’enfant, on ne peut que voir là l’une des sources, précoces et majeures, du conditionnement psychologique différent des hommes et des femmes.

Quoiqu’il en soit, le stade oral est sans doute vécu par le bébé comme une espèce de paradis, chaud et gratifiant. Winnicott, un psychanalyste britannique qui s’est beaucoup intéressé à la pédiatrie, décrit ainsi un allaitement réussi :

« À la fin d’un allaitement au sein réussi, une mère peut dire qu’elle a mille fois placé son sein près du bébé, juste au moment où le bébé voulait quelque chose. De cette manière, elle lui a donné des raisons de croire que le monde est un lieu dans lequel existe l’espoir de trouver l’équivalent de ce qui est attendu, imaginé et nécessaire. »

Et, toujours parlant du sein, que l’on peut voir comme la métaphore du monde : « Peu a peu, la mère lui permet de construire en imagination la chose même qu’elle lui offre. » (Winnicott, L’enfant et sa famille)

Aussi apprend-elle la jouissance à l’enfant, en lui montrant à désirer les objets qui le satisferont.

Mais, pour développer une identité de genre masculine, le garçon devra un jour se détacher de sa mère, s’en « désidentifier » pour ainsi dire, sinon, il continuerait à se sentir lui-même comme une partie intégrante de la « femellité » et de la féminité de sa mère. Il devra – non sans regrets – abandonner cette partie de lui-même et adopter des comportements et des valeurs « masculines » : c’est-à-dire selon Stoller « ce qu’on nomme la masculinité – à savoir la préoccupation d’être fort, indépendant, dur, cruel, polygame, misogyne et pervers.» Tout cela serait des tentatives pour vaincre l’emprise maternelle.

Image d'un enfant en CowboyDans sa conquête de la masculinité, le garçon rencontrera des difficultés qui sont les conséquences de la nature même de sa quête. Il aura tendance à rejeter les activités et les habiletés nourricières en les taxant de « féminines ». Lui, il se lancera dans des aventures plus risquées, où la compétition, le danger, la force physique, le pouvoir voire la violence sont les plus importants. Le problème vient des aspects destructeurs de ces activités, soit pour son propre équilibre psychologique ou physique, soit pour celui des autres.

Un autre problème inhérent à son identité de genre sera l’ambivalence qu’il ressent face a son passé infantile et gratifiant, du temps où il n’avait pas à se soucier d’agir « en homme ». Ce désir jamais tout à fait éteint de revenir en arrière et de goûter de nouveau au paradis de l’enfance – qu’il redéfinit maintenant comme « féminin » – remettra constamment en cause sa masculinité; en conséquence, il aura à prouver celle-ci constamment (au travail, dans le lit, au centre sportif, par son statut social, en étant le plus fort, le vainqueur etc.).

La précarité relative inhérente a la masculinité est corroborée par le fait observé que l’identité de genre féminine du transsexuel type est un sentiment plus assuré que la masculinité de n’importe quel « macho ». La chose s’explique aisément selon Stoller, puisque le « trans », ne s’étant pas séparé de la féminité de sa mère, est plus en contact avec la vie et sa nature profonde que le « macho », toujours à la merci de la réapparition de ses menaçants phantasmes « féminins », qu’il doit étouffer sans cesse.

L‘ORIENTATION SEXUELLE

Stoller propose de définir l’orientation sexuelle en se basant sur l’identité de genre plutôt que sur l’anatomie :

« L’anatomie n’est pas vraiment le destin. Le destin vient de ce que les hommes font de l’anatomie. Car le petit garçon n’est hétérosexuel qu’anatomiquement et ‘non psychologiquement’ durant la première période de sa vie et l’hétérosexualité ne s’accomplit qu’après un travail intensif exécuté non sans douleur et peine…»

En utilisant cette définition de l’orientation sexuelle, on comprend le sens caché du cliché straight, selon lequel, dans le couple homosexuel, l’un des partenaires est nécessairement un efféminé, sinon un travesti (c’est-à-dire, qu’il aurait une identité de genre croisée, féminine) : la relation entre ces deux hommes redevient alors… hétérosexuelle!

Ce stéréotype est en effet une négation implicite et subtile du fait homosexuel lui-même. Au fond, il s’agit d’un mécanisme de propagande et d’oppression straight pour faire croire que l’homosexualité réelle n’est pas possible et qu’en réalité, elle n’existe pas. Si on feint de la reconnaître, c’est pour mieux l’évacuer!

Ainsi, même la notion de « folle » renforce la norme hétérosexuelle.


[1] Stoller, Robert J. « La difficile conquête de la masculinité » in L’identification; l’autre c’est moi. Un ouvrage collectif dans la série Les grandes découvertes de la psychanalyse (Tchou, France 1978).

[2] Cette dernière affirmation fait l’objet de débats, car certains cas rapportés plus récemment semblent la remettre en cause.


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